Elle marchait
très lentement encore plus lentement qu’elle ne croyait devoir le faire, car même à huit heures et demie, le soleil était gros et lourd dans le ciel. Elle ne transpirait pas beaucoup – il n’y avait plus assez de chair sur ses os pour qu’elle puisse beaucoup suer – mais quand elle arriva devant la boîte aux lettres des Goodell, elle dut se reposer un peu. Elle s’assit à l’ombre de leur poivrier et mangea quelques biscuits aux figues. Pas un aigle en vue, pas un taxi non plus. Elle gloussa à cette pensée, se leva, fit tomber les miettes de sa robe puis se remit en route. Non, pas de taxi. Aide-toi, le ciel t’aidera. Tout de même elle sentait que ses articulations commençaient à donner de la voix ; ce soir, elle aurait droit à un récital.
Elle se courbait de plus en plus sur sa canne, même si ses poignets la faisaient souffrir toujours plus. Ses souliers aux lacets de cuir jaune traînaient dans la poussière. Le soleil frappait dur et, à mesure que l’heure passait, son ombre se faisait de plus en plus courte. Elle vit plus d’animaux sauvages ce matin-là qu’elle n’en avait vu depuis les années vingt : un renard, un raton laveur, un porc-épic, une loutre. D’immenses bandes de corneilles croassaient en tournant dans le ciel. Si elle avait entendu Stu Redman et Glen Bateman discuter de la manière capricieuse – elle leur avait paru capricieuse en tout cas – dont la super-grippe avait emporté certains animaux tout en laissant les autres tranquilles, elle aurait bien ri. La maladie avait emporté les animaux domestiques et épargné les bêtes sauvages, c’était aussi simple que ça. Quelques espèces domestiques avaient survécu, mais en règle générale, le fléau avait emporté l’homme et ses meilleurs amis. Il avait emporté les chiens, mais laissé les loups, car les loups étaient sauvages et les chiens ne l’étaient pas.
Elle sentait des vrilles chauffées à blanc s’enfoncer dans ses hanches, derrière ses genoux, dans ses chevilles, dans ses poignets qui s’appuyaient sur la canne. Elle marchait en parlant à son Dieu, tantôt en silence, tantôt à haute voix, sans qu’elle puisse faire la différence entre les deux. Et elle se remit à penser à sa vie. 1902, la plus belle année, c’était vrai. Après cela, le temps était allé plus vite, comme si les pages d’un énorme calendrier s’étaient effeuillées à toute vitesse, sans un instant d’arrêt. La vie du corps s’en allait si vite… comment se faisait-il qu’un corps puisse être aussi fatigué de vivre ?
Davy Trotts lui avait donné cinq enfants ; l’un d’eux, Maybelle, s’était étranglée en mangeant une pomme dans la cour de l’ancienne maison. Abby étendait le linge et, quand elle s’était retournée, la petite était sur le dos, violette, griffant sa gorge de ses petites mains. Abby avait réussi à faire sortir le morceau de pomme, mais la petite Maybelle était déjà froide et elle ne bougeait plus, seule fille qu’elle avait jamais portée, seule de ses nombreux enfants à mourir d’une mort accidentelle.
Et maintenant, elle était assise à l’ombre d’un orme, derrière la clôture des Naugler. Deux cents mètres plus loin, elle voyait l’endroit où la route de terre se transformait en route goudronnée – l’endroit où la route des Freemantle devenait la route du comté de Polk. La chaleur faisait vibrer l’air au-dessus du goudron et, plus loin, à l’horizon on aurait cru du vif-argent, brillant comme de l’eau dans un rêve. Quand il faisait chaud, on voyait toujours ce vif-argent à l’horizon, où que vous tourniez les yeux, mais ce n’était qu’une impression fugitive, on ne pouvait jamais bien voir. Du moins, pas elle.
David était mort en 1913 d’une méchante grippe, pas tellement différente de celle-ci. En 1916 – elle avait trente-quatre ans – elle s’était remariée à Henry Hardesty, un fermier noir du comté de Wheeler, plus au nord. Henry lui avait fait une cour empressée. Sa femme était morte, lui laissant sept enfants dont deux seulement étaient assez grands pour se tirer d’affaire tout seuls. Il avait sept ans de plus qu’Abigaël.
Il lui avait donné deux garçons avant que son tracteur ne se retourne sur lui à la fin de l’été 1925.
Un an plus tard, elle s’était remariée avec Nate Brooks, et les gens avaient jasé – oh oui, les gens jasent, comme les gens aiment jaser, parfois on croirait qu’ils n’ont rien d’autre à faire. Nate était l’ancien homme de peine de Henry Hardesty. Il avait été un bon mari pour elle. Pas aussi doux que David, peut-être, et certainement pas aussi tenace que Henry, mais un brave homme qui avait fait à peu près ce qu’elle lui disait de faire. Quand une femme commence à prendre de la bouteille, il est bon de savoir qui porte la culotte à la maison.
Ses six garçons lui avaient donné une fournée de trente-deux petits-enfants. Ses trente-deux petits-enfants avaient engendré quatre-vingt-un arrière-petits-enfants, autant qu’elle sache, et au moment de la super-grippe elle avait trois arrière-arrière-petits-enfants. Elle en aurait eu davantage si les filles ne prenaient pas la pilule ces temps-ci pour ne plus avoir de bébés. On aurait dit que pour elles l’amour de leur homme était un jeu comme un autre. Abigaël avait de la peine pour elles, mais elle n’en parlait jamais. À Dieu de juger si elles péchaient en prenant ces pilules (et pas à ce vieux crétin chauve qui pontifiait à Rome – mère Abigaël avait été méthodiste toute sa vie, et elle était fichtrement fière de ne pas être du même bord que ces grenouilles de bénitier de catholiques), mais Abigaël savait bien ce qui leur manquait : l’extase qui vous vient au bord de la vallée des ombres, l’extase qui vous vient quand vous vous abandonnez à votre homme et à votre Dieu, quand vous dites : que Ta volonté soit faite ; l’extase finale de l’amour à la face du Seigneur, quand l’homme et la femme rachètent l’ancien péché d’Adam et d’Eve, lavés et sanctifiés dans le Sang de l’Agneau.
Ah quelle belle journée…
Elle aurait voulu boire un verre d’eau, elle aurait voulu être chez elle, dans son fauteuil à bascule, elle aurait voulu qu’on la laisse tranquille. Et, maintenant, le soleil brillait sur le toit du poulailler, devant elle, sur sa gauche. Deux kilomètres encore, pas davantage. Il était dix heures et quart ; elle marchait encore bien pour son âge. Elle allait se reposer tout à l’heure, dormir jusqu’à la fraîche. Ce n’était pas un péché. Pas à son âge. Et elle avançait pas à pas au bord de la route, ses gros souliers recouverts de poussière.
Oui, elle en avait eu de la parenté pour la bénir dans son grand âge, une bien belle chose. Certains, comme Linda et ce bon à rien de vendeur qu’elle avait épousé, ne venaient pas la voir mais les autres étaient bien gentils, comme Molly et Jim, David et Cathy, et ils remplaçaient bien mille Linda avec leurs bons à rien de vendeurs qui font du porte-à-porte pour fourguer leurs méchantes batteries de cuisine. Le dernier de ses frères, Luke, était mort en 1949, à quatre-vingts ans et quelques, et le dernier de ses enfants, Samuel, en 1974, à cinquante-quatre ans. Elle avait vécu plus longtemps que tous ses enfants et ce n’était pas dans l’ordre des choses, mais il semblait bien que le Seigneur avait des vues sur elle.
En 1982, lorsqu’elle avait fêté ses cent ans, le journal d’Omaha avait fait paraître sa photo et un journaliste de la télé était venu l’interroger. « À quoi attribuez-vous votre grand âge ? » avait demandé le jeune homme, il avait paru déçu de sa réponse si brève : « À Dieu. » Ils auraient voulu qu’elle leur dise qu’elle prenait de la gelée royale, ou qu’elle ne mangeait jamais de porc rôti, ou qu’elle dormait les pattes en l’air. Mais elle ne faisait rien de tout ça. Pourquoi mentir ? Dieu donne la vie et Il l’enlève quand Il veut.
Cathy et David lui avaient donné une télé pour qu’elle puisse se voir sur l’écran, et elle avait reçu une lettre du président Reagan (pas de la dernière jeunesse lui non plus) qui la félicitait de son « âge avancé » et du fait qu’elle avait voté pour le parti républicain depuis qu’elle avait le droit de voter. Oui, mais pour qui d’autre voter ? Roosevelt et ses copains étaient tous communistes. Quand elle était devenue centenaire, la municipalité l’avait exonérée des taxes foncières « à perpétuité », du fait de cet âge avancé dont Ronald Reagan l’avait félicitée. Elle avait reçu un papier attestant qu’elle était la doyenne du Nebraska, comme si elle avait gagné un concours. Tant mieux pour les taxes cependant, même si le reste avait été bien bête : si on ne lui avait pas fait cadeau des taxes, elle aurait perdu ce qui lui restait encore de terre.
Le plus gros était parti depuis bien longtemps ; les Freemantle et l’Association des agriculteurs avaient connu leur meilleure année en 1902. Ensuite… un hectare c’est tout ce qui restait. Le reste, vendu pour payer les taxes et les impôts, vendu pour trouver un peu d’argent quand il n’y en avait plus… et elle avait bien honte de le dire, mais c’étaient ses propres fils qui avaient vendu le plus gros de la terre.
L’année dernière elle avait reçu une lettre de New York, une lettre de la Société américaine de gérontologie. On lui annonçait qu’elle était la sixième plus vieille personne vivante aux États-Unis, et la troisième pour les femmes. Le plus vieux de tous était un monsieur de Santa Rosa, en Californie. Ce monsieur de Santa Rosa avait cent vingt-deux ans. Elle avait demandé à Jim de faire encadrer cette lettre pour l’accrocher à côté de celle du président. Jim n’avait pas eu le temps de s’en occuper avant le mois de février. Et maintenant qu’elle y pensait, c’était la dernière fois qu’elle avait vu Molly et Jim.
Elle arrivait à présent à la ferme des Richardson. Épuisée, elle s’appuya un moment contre la clôture et regarda la maison. Il devait faire frais à l’intérieur, bien frais. Elle avait l’impression qu’elle aurait pu dormir des siècles et des siècles. Mais elle avait encore du travail à faire. Beaucoup d’animaux étaient morts de cette maladie – les chevaux, les chiens, les rats. Et il fallait qu’elle sache si les poulets aussi. Une bien mauvaise plaisanterie si elle avait fait toute cette route pour ne trouver que des poulets crevés.
Elle se traîna jusqu’au poulailler, collé contre la grange, et s’arrêta quand elle entendit des caquètements à l’intérieur. Un instant plus tard, un coq se mit à chanter d’une voix enrouée.
– Tout va bien, murmura-t-elle.
Tout va très bien.
Elle s’en retournait quand, près du tas de bois, elle vit un corps, la main sur les yeux. C’était Bill Richardson, le beau-frère d’Addie. Les bêtes l’avaient à moitié mangé.
– Pauvre homme, dit Abigaël.
Pauvre, pauvre homme. J’espère que les anges chantent dans ton sommeil, Billy Richardson.
Et elle repartit vers cette maison toute fraîche qui l’attendait. Elle semblait si loin encore, alors qu’en réalité elle n’était qu’au bout de la cour. Elle crut ne jamais y arriver. Elle était à bout.
– Que Ta volonté soit faite, dit-elle en reprenant sa marche.